Club d\'Ecriture Apostroph\'

Gabriel (écrit par Susie Druez)




Gabriel s'élança dans la Grande Galerie et s'engouffra dans la salle de La Joconde. Elle avait disparu. Il se précipita dans le hall d'entrée espérant qu'il était encore temps, mais il apercevait déjà au loin la sphère éclatante flottant sous la Pyramide de verre. C'était trop tard, encore trop tard… il sentait la lumière l'engloutir au fur et à mesure qu'il s'approchait, et un instant plus tard, ses yeux ne virent plus que les ténèbres…

 

Gabriel se réveilla au son de la radio nasillarde qui scandait les dernières nouvelles : cinq autres manifestations d'une rare violence avaient éclaté dans le quartier étudiant, faisant douze morts et trente sept blessés, dont dix-huit graves. Il se traîna nonchalamment hors de son lit et se dirigea vers la porte, où devait se trouver comme toujours son journal. Il craignait le pire… et si cela recommençait ? Ses craintes lui furent confirmées dès qu'il entrevit la date en haut de la première page : 19 avril 2008. Ça y est, cela recommençait. Le regard empli d'une tristesse infinie, Gabriel se dirigea vers la salle de bain et contempla son reflet livide dans le miroir : toujours ces mêmes yeux qui ne changeaient pas depuis des années, voire des siècles… toujours cette même bouche si triste et toujours ce même regard las qui le suivait où qu'il aille.

Pendant qu'il se douchait, la radio continuait à énumérer mécaniquement le nombre de morts qu'avaient fait les attentats de la nuit précédente. Un groupe de jeunes militants avait déposé une bombe dans l'immeuble d'une chaîne de télévision gouvernementale, en déclarant que cette dernière était un moyen pour l'Etat de faire de la propagande auprès des enfants. Les forces de l'ordre avaient été prises au dépourvu et étaient arrivées trop tard. L'explosion avait fait une quarantaine de morts, majoritairement du personnel de service étant donné l'heure tardive. Gabriel restait sceptique. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'on assistait à ce genre d'attentat : c'était le dixième de la semaine, et on était jeudi, mais le gouvernement s'acharnait à vouloir faire croire à la population que le danger était minime. Il eut pendant un instant envie de pleurer. Se pourrait-il que les Hommes soient à ce point hypocrites ? Que l'Humanité ait oublié d'ouvrir les yeux pour regarder ce qu'elle était devenue ? Elle n'était plus qu'un ramassis de haine et de violence, qui se dissimulait la vérité pour ne pas avoir à l'affronter : il était plus simple de laisser s'écrouler un édifice en ruine que d'essayer de le redresser, et cela l'Homme l'avait bien compris. Gabriel, lui, ne comprenait pas. Aussi loin qu'il puisse se souvenir, il n'avait jamais pu supporter l'idée qu'on puisse détruire ce qu'on avait contribué à créer. Depuis des millénaires, les Hommes s'étaient efforcés à construire un monde parfait, où tous pourraient être heureux et vivre équitablement, mais il avait suffit d'une erreur pour que tout s'écroule, pour que tout ne soit plus qu'un éternel recommencement…

L'enfer n'avait en réalité débuté qu'après les élections présidentielles de 2007. Les jeunes avaient gardé leur habituel silence lors des votes et ne s'étaient pas manifestés en quantité suffisante pour élire quelqu'un qui aurait pu les représenter convenablement. Le résultat ne se fit pas attendre. Le nouveau président n'était en réalité qu'un usurpateur de plus, prêt à tout pour se faire apprécier de ses électeurs. Il avait lancé une nouvelle réforme sur l'enseignement, entraînant une vive protestation étudiante, majoritairement localisée à Paris. Le chef d'Etat désireux de paraître autoritaire n'avait pas su réagir correctement face aux mouvements impulsifs des jeunes, et tout avait tourné au drame : manifestations violentes, détériorations de monuments, vols, pillages,… maintenant il était trop tard. Les militants n'avaient pas pris en compte le retrait de la loi et continuaient à manifester leur désagrément dans toute la France. Ils souhaitaient se faire entendre plus qu'ils ne l'avaient jamais été autrefois, et cette fois-ci, ils avaient réussi. On ne parlait plus que de ses révoltes depuis pratiquement un an dans toute l'Europe, et de nombreux pays  avaient exigé l'exclusion de la France de l'Union si elle n'arrivait pas à réinstaurer le calme. Ce fut à ce moment-là que Gabriel comprit ce qu'il faisait ici. Il avait ressenti le besoin de venir en aide à ce pays qui se détruisait, mais il n'avait pu empêcher l'inévitable tel qu'il l'aurait souhaité : toute vie s'était éteinte avec lui, au milieu du souffle apocalyptique de la sphère. Et pourtant, le lendemain de l'explosion, Gabriel, en se réveillant, était de nouveau chez lui. Rien ne semblait avoir changé, absolument rien… pas même la date.

Il avait d'abord cru à un cauchemar, mais peu à peu, il s'était rendu compte que sa vie avait un curieux goût de déjà vu. Tous les gens à qui il en avait parlé l'avaient pris pour un fou, un illuminé qui essayait de faire croire à la fin du monde, mais aucun n'avait une seule fois cru à la véracité de ses propos. Puis un jour cela avait recommencé. Au fur et à mesure, il avait compris qu'il était le seul à prendre conscience de la menace qui pesait sur le monde, et il avait fini par découvrir d'où provenait la lumière dévastatrice : la Pyramide du Louvre. Il s'en était aperçu lorsqu'il avait assisté au discours du président qui demandait de rendre à la France La Joconde, dérobée lors du blocus du Louvre par les étudiants enragés. La lumière avait alors jailli hors de l'édifice de verre, plus aveuglante que jamais, et avaient tout ravagé sur son passage.   

Ce matin, il ne lui restait donc plus qu'à trouver un moyen autre que les précédents pour réussir à faire changer cette société à l'abandon. Les chefs d'Etat ne l'avaient jamais écouté, pourquoi cela changerait-il cette fois-ci ? Il essayait donc désormais d'éviter l'explosion de cette lumière anéantissant le monde le ramenant toujours au point de départ, mais comment pouvait-il y parvenir ? Lassé de se tourmenter dans son appartement, il décida d'aller au musée, espérant y trouver une quelconque idée pour arrêter cette machination infernale.

 

Il était à peine plus de neuf heures lorsqu'il arriva à l'entrée du Louvre. Le musée venait tout juste d'ouvrir et n'accueillait pour l'instant que quelques groupes de touristes endormis par un long voyage en autocar. Il était de plus en plus rare maintenant de voir des visiteurs étrangers au musée à cause de l'insécurité grandissante de la ville et de la montée de la xénophobie, prônée par des groupes de jeunes réactionnaires.

Gabriel se dirigea dans l'aile Denon, sa favorite. Il ne savait d'ailleurs pas si elle l'était parce qu'elle portait son nom de famille, ou bien parce qu'elle recelait le tableau le plus mystérieux et envoûtant qu'il eut jamais vu : Le mystère de la passion du Christ d'Antonio Campi. C'était une toile de taille moyenne, placé dans la Grande Galerie, au milieu d'œuvres très célèbres, et qui par conséquent, passait inaperçue de la plupart des gens. Mais elle avait chez Gabriel suscité dés les premiers jours une très forte attention, proche de la fascination. On y voyait la crucifixion du Christ par les Romains, comme sur de nombreux autres tableaux, mais celui-ci avait un élément très étrange dans l'arrière plan : une sphère de lumière éclatante qui dominait les Hommes en train de souffrir et de pleurer. Il n'avait compris que plus tard ce que représentait cette sphère. Cependant, il restait perplexe quant à la façon dont elle a bien pu être peinte sur un tableau. Personne ne savait à part lui, alors se pourrait-il qu'il y ait eu d'autres élus ? Dans ce cas pourquoi n'avait-on jamais cru ces gens là ? Gabriel avait depuis longtemps cessé de s'interroger sur les raisons de ce désastre et se demandait juste s'il était le seul à comprendre ce qu'il advenait du monde. Il s'approcha lentement de la toile et regarda la sphère de plus près. Il pouvait désormais y voir flotter un homme vêtu d'un drapé bleu, baigné dans la lumière céleste. Mais qui était-il ? Gabriel s'assit sur un des fauteuils de la Grande Galerie et continua à contempler le tableau rêveusement en écoutant au loin l'écho d'un guide racontant l'histoire de La Joconde. Si seulement il savait qu'elle allait disparaître dans quelques jours…

Comme frappé d'un éclair, Gabriel sursauta. C'était donc ça ! S'il lui était impossible de désactiver la sphère, il pouvait néanmoins essayer de l'empêcher d'apparaître en évitant qu'on ne dérobe le précieux tableau ! Le vol devait avoir lieu lors du blocus du musée par les étudiants, mais il lui était impossible d'en prévoir la date puisqu'elle changeait selon les choix qu'il faisait. Ce pouvait être plus ou moins long, mais cette fois-ci, ce fut extrêmement court : on entendait au loin de sourds hurlements et l'air extérieur s'emplissait déjà de fumée blanchâtre…

 

 

Gabriel savait que  les autorités allaient commencer à évacuer les salles en urgence, il était donc impératif qu'il se cache. Il se mit à courir en direction des toilettes et se cacha dans une cabine, prenant bien soin de ne pas laisser dépasser ses pieds. Il entendait au loin les cris des visiteurs et les pas affolés qui martelaient le sol et les escaliers de tout l'édifice. Il attendit une vingtaine de minutes avant que le calme se fasse. Les gardes, dans leur précipitation, avait heureusement négligé de vérifier en détail toutes les cabines et s'étaient contentés d'un rapide coup d'œil. Gabriel poussa doucement la porte et se retrouva face à face avec son reflet livide. Il avait toujours le même visage, mais ses yeux avait changé : il s'y était allumé une vive lueur d'espoir. Il sortit des toilettes et repartit en direction de la salle de La Joconde. Il allait se cacher quelque part en attendant que le voleur arrive afin de le surprendre, et peut-être pourrait-il alors échanger ce criminel contre un peu d'attention de la part du chef d'Etat. Il arriva dans la cage d'escalier où trônait La victoire de Samothrace, sculpture grecque représentant une femme ailée, dont la toge flottait dans le vent. Gabriel avait pour elle aussi une sorte d'idolâtrie qu'il ne pouvait expliquer. C'était comme une pulsion qui le poussait à vouloir toucher la statue, comme un enfant qui aurait envie d'aller se réfugier contre sa mère. Il se glissa derrière le socle de la sculpture et se cala de façon à avoir une vue panoramique de l'escalier.

Au bout de quelques minutes, il aperçut un jeune homme vêtu d'une sorte de drapé bleu au bout des marches. Il avait un visage sévère qui tranchait curieusement avec sa démarche souple et harmonieuse. Gabriel n'eut aucun doute quant à la nature de cet homme. Il s'agissait certainement d'un fanatique appartenant à une quelconque ligue de jeunesse, à qui on avait dû demander de voler le tableau pour le compte d'un soi-disant libérateur. De telles pratiques étaient devenues très courantes au cours de cette dernière année, et le gouvernement avait de plus en plus de mal à arrêter leur prolifération. L'homme s'avançait vers la Grande Galerie de sa démarche dansante, et ne semblait accorder aucune attention à ce qui l'entourait, ce qui facilita la filature de Gabriel. Arrivé devant la salle de La Joconde, l'homme marqua un bref temps d'arrêt, mais poursuivi son chemin encore quelques instants avant de s'arrêter près du tableau de Campi. Mais que faisait-il donc ? Sans que Gabriel s'en fût aperçu, l'homme s'était retourné et le regardait fixement avec un large sourire.

Soudain, un bruit de verre brisé se fit entendre. Le tableau ! Gabriel se retourna précipitamment et, oubliant l'homme en drapé bleu, courut à la poursuite du voleur. Il s'élança dans la Grande Galerie et s'engouffra dans la salle de la Joconde. Elle avait disparue. Il se précipita dans le hall d'entrée espérant qu'il était encore temps, mais il apercevait déjà au loin la sphère éclatante flottant sous la Pyramide de verre. C'était trop tard, encore trop tard… il sentait la lumière l'engloutir au fur et à mesure qu'il s'approchait, et un instant plus tard, ses yeux ne virent plus que les ténèbres…

 

Gabriel se réveilla au son de la radio nasillarde qui scandait les dernières nouvelles : cinq autres manifestations d'une rare violence avaient éclaté dans le quartier étudiant, faisant douze morts et trente sept blessés, dont dix-huit graves…



12/09/2007
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